D’aucuns, un jour, voulurent « voir ce que les békés avaient dans le ventre ». Nul ne sait d’ailleurs ce qu’ils y découvrirent ni ce qu’ils rapportèrent de cette étrange expédition… Ce que les martiniquais perçoivent, par contre, désormais, c’est ce que les békés ont dans la tête… Parce qu’ils l’avouent eux-mêmes, montrant ainsi qu’une petite ballade à la mairie de la capitale, le 22 mai, ne constitue pas un indicateur fiable de changement de mentalité.
Cette prise de conscience s’avère d’autant plus salutaire que, durant ces dernières années, des esprits naïfs avaient imaginé que l’oubli et l’indifférence pouvaient suffire à conjurer les pesanteurs de l’histoire et servir de ferments à un monde débarrassé des pestilences des Gobineau aux petits pieds.
Et voilà que, brusquement, Alain Huyghues-Despointes nous ramène aux splendeurs de la « société post-raciale » et à l’hilarant « Tous créoles » : « Dans les familles métissées, déclare-t-il sur Canal +, les enfants sont de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie. Moi, je ne trouve pas ça bien. Nous, on a voulu préserver la race ».
« Préserver la race », le crédo est lâché… Le même qui hante tous les bas-fonds de l’histoire : l’esclavage, la colonisation, la ségrégation, l’apartheid, le nazisme…
Les révisionnistes de la colonisation avaient voulu faire voter une loi reconnaissant le « rôle positif » de celle-ci. Alain Huyghues-Despointes, lui, prend les choses à la racine, remonte le cours du temps jusqu’aux origines de la domination, enfonçant encore plus profondément sa conscience dans la fange révisionniste : « Les historiens ne parlent que des aspects négatifs de l’esclavage et c’est regrettable ». Car, voyez-vous, il y eut des aspects positifs à ce crime immonde qu’aucune réparation ne pourra jamais réparer !
Un tel affront, après des milliers d’autres, pourra t-il jamais être lavé par des « excuses » ou des justifications malhonnêtes ? Nous ne le pensons pas. En tous cas, au-delà du caractère absolument insupportable des déclarations incriminées, il convient de renvoyer son auteur à sa propre médiocrité, de s’extraire de la réaction spontanée et de tenter de dégager les enseignements utiles de ce qui n’est ni une banale anecdote ni un fait isolé.
La vérité est qu’Alain Huyghues-Despointes ne fume pas du shit ; il n’est pas non plus victime du « mode opératoire » et du manque de « déontologie » de canal +. Alain Huyghues-Despointes n’exprime, simplement et placidement, que ce qu’il pense intimement et ce que pensent nombre de ses congénères, depuis toujours. Quelques décennies plus tôt, en 1960, sur l’ORTF, un certain HAYOT, béké de son état, ne s’était pas non plus gêné : « Les békés ? C’est bien ce qu’il y a de mieux. Ce sont les colons blancs de race pure qui se reproduisent dans les colonies ».
Constance donc d’une vision… Enracinement dans l’histoire de notre pays de l’idéologie raciste, instituée par le colonisateur, relayée et assumée, jusqu’à la caricature, par la caste békée. Dans son ouvrage « Les puissances d’argent en Martinique », Guy CABORT-MASSON analyse cette ex-croissance du capitalisme français en Martinique : « En effet, la caste békée est du style mafia, secrète, renfermée avec une forte coloration raciste, anti tout ce qui n’est pas blanc ».
Et CABORT, comme nous l’appelions, cite de larges extraits d’une enquête psycho-sociale qu’une sociologue canadienne blanche, Edith KOVATS-BEAUDOUX, avait réalisée en 1969 sur les békés, sous le
titre : « Une minorité dominante : les blancs créoles de la Martinique » (Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris). Un voyage saisissant d’actualité dans la mentalité de ce groupe social.
Ainsi, Madame KOVATS-BEAUDOUX écrit :
« Pour le créole (les békés – n.d.r.)… il vaut donc mieux que dans une entreprise les cadres soient blancs, car ils devront sans cesse pousser les ouvriers au travail et surveiller leur activité. Les noirs n’ont pas le sens de l’organisation en vue d’un rendement supérieur ».
Et de poursuivre :
« Bien qu’ils admettent que les mulâtres soient plus instruits qu’eux […] la plupart des créoles (c’est-à-dire les békés – n.d.r.) ne parviennent pas à faire abstraction du passé, d’un côté « nègre » des mulâtres. « Au fond, même chez les plus cultivés, chez les plus bourgeois, il reste un côté sauvage qui se voit dans leurs yeux, dans leur regard. […]« . Les autres, ici, ce sont les martiniquais de couleurs qui, même s’ils sont cultivés, même s’ils sont riches, sont considérés comme différents dans leur source, qui ont un « fond sauvage ». […]. Cette différence est bien liée au facteur racial, un Noir évolué restera toujours un noir ».
Guy CABORT-MASSON conclut :
« De fait la caste békée s’est maintenue en-dehors, au-dessus des populations importées et métissées de force, poursuivant une illusoire pureté raciale à coups d’endogamies, d’intégration de petits blancs et d’importation « d’Aryens »… Pendant 330 ans. Seule l’Afrique du Sud connaît un tel apartheid ».
Certes, un groupe socio-racial n’est, à priori, jamais totalement homogène idéologiquement. Chaque individu jouit, en effet, de la faculté de se forger ses propres conceptions et de tracer son propre parcours de vie.
Mais l’idéologie békée dominante est bien une idéologie raciste. Alain HUYGHUES-DESPOINTES en 2009, les békés étudiés par Edith KOVATS-BEAUDOUX en 1969 et HAYOT en 1960 expriment la même vision. Dénoncer cette mentalité d’apartheid n’équivaut nullement à alimenter les haines. Bien au contraire ! Nous insistons : une communauté responsable ne saurait espérer surmonter ses traumatismes par l’oubli, la banalisation ou la négation de son passé, surtout quand ce passé est si lourdement présent dans son quotidien.
Dans l’atmosphère si pesamment feutrée de la société martiniquaise, on croit souvent tuer les monstres en n’en parlant pas, en faisant semblant, en cultivant avec une rare sophistication le non-dit. Malheureusement, le « ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire » des trois singes de sagesse bouddhiques ne permet pas de faire progresser les consciences.
Le vivre ensemble en respect convoque la mémoire, l’analyse, la lucidité, le débat franc, la confrontation ouverte des parcours et la volonté partagée d’un avenir commun. Alain HUYGHUES-DESPOINTES ne semble pas avoir emprunté cette voie là. Mais, il faudra bien, pour rendre le futur possible, que les békés consentent un jour –le plus tôt- à se suicider en tant que caste…
Francis CAROLE Clément CHARPENTIER-TITY