Palima-mq.org publie une importante interview de Frantz Succab, personnalité indépendantiste de Guadeloupe réalisée par le site Perspektives.
“Patriotisme guadeloupéen, un désir de s’appartenir qui se heurte à l’assimilationnisme” Un colloque des patriotes guadeloupéens se tient ce dimanche 30 juin 2013 aux centre culturel Sonis, aux Abymes en Guadeloupe. Cette journée doit retracer 50 années de lutte pour la responsabilité politique des Guadeloupéens. » Ce sera une journée studieuse, de convivialité militante et de libre parole » indique le comité d’organisation. Frantz Succab, l’un de ses membres a répondu à nos questions.
PERSPEKTIVES : Est-il exact que les idées de nation, d’indépendance, de patriotisme guadeloupéen ont émergé dans les années 60 sur le terreau du tiers-mondisme, de l’anticolonialisme, de la guerre froide, de la décolonisation de l’Afrique et du marxisme ?
FRANTZ SUCCAB: » Je dois préciser que ce que je vais dire n’engage que moi. Je ne parle pas au nom de tous les patriotes qui, cela ne vous a pas échappé, sont d’une grande diversité philosophique.
On pourrait croire à travers votre question que ces « idées de nation, d’indépendance, de patriotisme guadeloupéen » sont quasiment des produits d’importation. Je ne dirais pas les choses ainsi. Leur désir de s’appartenir est d’abord né chez les Guadeloupéens, en Guadeloupe même, dans une situation coloniale. Ils l’ont affirmé au fil de l’histoire dans des conditions presqu’impossibles, lentement ils ont cherché, en puisant en eux-mêmes, et aussi par la fréquentation des luttes d’autres peuples, les mots pour le nommer.
La vraie question, selon moi plus éclairante, est de savoir à quoi se heurte depuis toujours ce désir de s’appartenir : c’est évidemment à l’assimilationnisme français. Par conséquent, s’il faut chercher le plus petit sentiment qui puisse naître en opposition à l’assimilationnisme français, on trouve le patriotisme guadeloupéen comme sentiment premier : ne serait-ce que le vague sentiment d’être différent, né sur une terre et d’une histoire différentes.
Après que, durant l’esclavage, le christianisme au service du pouvoir temporel des propriétaires, avait rendu les nègres plus chrétiens que Christ même, l’idéologie de Lumières sous les républiques françaises successives, conduisit ces créatures de dieu, qui-donc étaient pétries de l’idée de ne pas s’appartenir, à se penser créatures de la Loi et, toujours à ne pas s’appartenir. Plus français que Parlement français même, sans la moindre idée qu’elles puissent s’auto-légitimer. Le nationalisme républicain français qui est l’essence même de l’assimilationnisme, a poursuivi à notre égard un extraordinaire travail de « déréalisation » : je suis le produit de la Loi et légitimé par elle, je suis conforme, j’attends qu’on m’accorde statut d’existence comme une indulgence et une gratification.
Pendant les deux guerres mondiales, des milliers de jeunes hommes, dont les pères étaient à peine affranchis (depuis seulement 66 ans en 1914) quittent leur pays dont ils n’ont même pas une vision complète (vu l’état des transports intérieurs à l’époque) pour aller « défendre la patrie » en Europe. Une patrie tout-à-fait abstraite, la France, instaurée dans les esprits au moyen d’une surdose de patriotisme français. La réalité coloniale était déjà en passe de devenir la grande illusion départementale
Outre le déracinement géographique du fait des guerres, puis encore plus massif en temps de paix par le truchement du BUMIDOM, dans les années 1960-70, il y eut pire : un déracinement symbolique, généralisé sur place, à grande doses de christianisme, puis de républicanisme nationaliste. Symbolique parce que ceux qui restaient encore hors de portée du dogme religieux, de la langue et de la culture françaises, étaient forcés de considérer cela comme une tare. Une existence de mécréant à double titre, sans Foi ni Loi, frayant avec diable, diablesse, soukougnan, gadedzafè… Tout cela résumé dans des expressions encore usités : nègmawon, nèg-bitasyon ou vyénèg. » Une stature à trouver
»
Le christianisme et le républicanisme en tant que tels, à travers leurs dogmes voisins, ont façonné le guadeloupéen par cette pathologie qui consiste à ne pas s’appartenir. Façonné de la sorte, c’est presque naturellement que l’esclave affranchi fit siennes les valeurs de la république et de l’école, comme de la religion même, en tant qu’ultime planche de Salut.
Comment exister, se penser et se vouloir quand on est forcé de ne pas se vivre au vu et au su du monde, dans ce pays où l’on vit, où l’on est né, où ses descendants naîtront ? Puiser dans ses ressources souterraines ne suffit pas, il faut concevoir et élaborer l’espace physique d’un vivre ensemble et instituer la ligne d’un destin commun. En s’évertuant à assimiler les guadeloupéens, la République française leur lègue de fait la base conceptuelle de sa propre démarche constitutive. Comme un effet boomerang de son idée de nation-patrie, non celle qui justifia l’empire colonial et l’assimilation (l’Empire colonial était aussi nommé « La Plus Grande France ») mais celle qui fonde le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Lequel, à la suite de la loi de Départementalisation de 1946, va inspirer fortement la jeunesse guadeloupéenne formée à l’école française. Dès lors, l’idée de nation guadeloupéenne n’aura de cesse de chercher à féconder la latence culturelle souterraine qui habite le peuple guadeloupéen.
Sé pwèl a chyen ka géri mòdé a chyen, dit un proverbe d’ici. Une façon bien universelle de relever un paradoxe mille fois constaté par l’expérience humaine : l’antidote n’est jamais étranger aux causes de la maladie. Déjà, du système déshumanisant de l’esclavage, les guadeloupéens avaient puisé les éléments constitutifs d’une humanité singulière, mais l’Assimilation avait créé un nouveau déracinement, loin des formations sociales bricolées par les nouveaux libres durant des décennies. La transplantation accélérée de la société capitaliste de l’Après-guerre européen s’en venait tenter de l’achever.
C’est en effet par la porte dérobée de l’exil imposé que les forces vives de la Guadeloupe, étudiants ou travailleurs émigrés, vont s’intégrer au monde, percevoir ses résonnances et revenir chez eux … « pleins d’usage et raison » vivre leur quête identitaire. Ces années 1960 diront, en revanche, combien, des tueries dont ils furent victimes, de la déportation politique, de l’inexistence instituée par assimilation, les guadeloupéens ont pu tirer toutes les raisons d’exister en tant qu’eux-mêmes. »
PERSPEKTIVES. En 2013, sur une planéte mondialisée et néo libéralisée, sur quel terreau ce « patriotisme » peut-il vivre ?
– FRANTZ SUCCAB : » La planète, fût-elle « mondialisée » ou « néolibéralisée », n’a pas effacé les nations et les peuples de la surface de la Terre, au contraire. Cependant, la logique du marché imprègne de manière inédite tous les domaines de la vie, jusqu’à vouloir uniformiser l’ensemble des cultures et des civilisations à l’image des grandes puissances d’Occident. Cela amplifie la résistance des peuples et des nations pour défendre leur identité, voire leur existence et pousse tous les hommes de la Terre à imaginer de nouveaux horizons. �? plus forte raison ceux qui comme nous, sont privés du pouvoir élémentaire de se nommer en tant que peuple. La Guadeloupe étouffe sous les mêmes dispositifs occidentaux ultralibéraux qui conduisent tous les peuples à la ruine et, tout comme eux, elle doit s’efforcer de respirer à l’aide de ses propres poumons.
Pour répondre à votre question par une autre : voyez-vous d’autre terreau qui puisse faire vivre l’idée de s’appartenir que la dépossession totale qui nous menace en notre pays ? Il n’y en a pas d’autre. Le statut de département ou de région de l’outre-mer français ne protégera pas la Guadeloupe de la catastrophe économique et sociale que connaissent déjà certains peuples d’Europe, et dont le peuple français lui-même vit les amères prémisses. Si la Guadeloupe s’en remet à la protection du système de dépendance à l’égard de la France elle reste sans défense devant la catastrophe que représente le capitalisme néolibéral. Tous les aménagements, institutionnels ou statutaires, dans le cadre français, ne sont jusqu’à présent qu’aménagements d’un désastre annoncé.
Vous remarquerez que, sous le terme de « Responsabilité » guadeloupéenne, le patriotisme fait son chemin et qu’au fond ce qui est confusément demandé par le plus grand nombre à la classe politique d’ici c’est de se hisser à l’échelle d’hommes d’Etat. Malheureusement, ils ne sont pas historiquement nés pour ça. Il va falloir aller au bout de la logique. C’est bien peu de parler encore de statut octroyé, lorsqu’il s’agit d’une stature à trouver.
PERSPEKTIVES – Dans le livre de Ronald Selbonne sur Albert Béville, un témoin de l’époque dit que si Béville avait vécu, il aurait évité la dérive maoïste du Gong et du nationalisme guadeloupéen. C’était comme un regret. Quel est votre avis sur ce sujet ?
FRANTZ SUCCAB : « Je ne me permettrai pas, du haut d’un jugement après coup, facile et péremptoire, de parler « dérive » maoïste pour une action politique qui n’a tué ni ruiné personne, au contraire du système capitaliste et colonial. Pourquoi ne parle-t-on jamais de dérive gaulliste ? Je mesure l’action du GONG et de ce qu’on appelle -souvent de manière péjorative- « le nationalisme guadeloupéen » en termes d’apport de valeurs et d’idées, lesquelles ont été de vrais antidotes contre l’aliénation culturelle secrétée par l’assimilation. L’inspiration maoïste se situe dans le chemin très complexe d’une recherche de références politiques, tout comme le léninisme, le trotskisme, le castrisme ou l’expérience algérienne. Cela fait partie des tâtonnements nécessaires vers une vraie pensée propre. Donc, je serais plutôt enclin à tirer leçon de tout cela, non pour stigmatiser quiconque, mais pour éclairer le présent et le futur. Quant à Albert Béville, c’est une vie et une expérience militante qu’il est nécessaire d’étudier. L’ouvrage de Ronald Selbonne est précieux à cet égard. Quand à l’expérience post-mortem de Béville, qui par définition n’en est pas une, ça ne m’intéresse pas. »
PERSPEKTIVES – L’Histoire et l’expérience humaine montrent que les révolutions et les Etats ont largement instrumentalisé l’idée de nationalisme, pas toujours au bénéfice des peuples. Parfois même contre eux. Au XXIe siècle l’émancipation des hommes et des femmes passe-t-elle forcément par ce concept venu du lointain XVIIIe siècle européen ?
FRANTZ SUCCAB : » Je sais ce que certains peuples ont enduré de la part d’Etats où d’oligarques politiques qui ont confisqué à leur seul profit et contre le plus grand nombre leur représentation nationale. Mais, et là j’ai peur de me répéter, les guadeloupéens sont démunis du pouvoir élémentaire de se nommer en tant que peuple et pays différents des autres, singulièrement de la France. Pour accéder à ce droit il faut un projet politique à caractère national, sur un territoire, avec des frontières. Si le terme de nationalisme est pour vous connoté nazisme, fascisme ou extrême-droite, je peux le comprendre. Alors proposez m’en un autre qui traduise ce que je vous dis là ! Je prends. Permettez-moi en attendant de me contenter de la qualité d’indépendantiste, qui me convient tout à fait. » Consciences citoyennes et électorat « pour soi »
PERSPEKTIVES – La voie politique, le passage par la « gestion des affaires » est-elle impossible pour les nationalistes guadeloupéens ?
FRANTZ SUCCAB : « Je ne considère pas ce que vous appelez « gestion des affaires » comme un « passage », mais comme une nécessité historique, s’il s’agit de présider au destin d’un pays sur des objectifs touchant au mieux vivre du plus grand nombre : l’économie, les rapports sociaux, la sécurité des biens et des personnes, l’éducation, la culture, l’environnement, les relations internationales, la défense … La voie politique, c’est tout cela. Cela s’appelle Gouverner. Comment la Guadeloupe pourrait-elle s’appartenir sans SE gouverner, et de manière démocratique ? Cela n’est pas impossible. Il faut une large mobilisation, surtout une mobilisation des consciences citoyennes. Les mouvements de masse ne doivent pas être toujours conçus comme des coups de force, cela peut consister aussi en une vraie révolution électorale, je veux dire, passer d’un électorat façonné pour légitimer le dernier statu quo venu à un électorat « pour soi ». Tâche bien plus difficile et complexe qu’une grève de longue durée pour le pouvoir d’achat, mais absolument nécessaire.
PERSPEKTIVES – Quel regard portez-vous sur les nationalistes écossais du parti indépendantiste et sécessionniste. Ils ont obtenu en 2011 la majorité au parlement d’Edimbourg (sorte de » Région ») et promettent d’organiser un référendum pour sortir du Royaume-Uni ?
FRANTZ SUCCAB : « Je ne connais pas assez bien la situation de ce pays pour donner un avis compétent. A priori, ça me parait sage, malgré une majorité électorale en Ecosse, de ne pas en faire un plébiscite indépendantiste, même si ça y ressemble. Il vaut mieux que les électeurs aient à se prononcer clairement et librement sur la question précise de la séparation d’avec le Royaume-Uni. »
PERSPEKTIVES – Pays et territoire d’outre mer (PTOM); collectivité autonome; assemblée unique … que pensez-vous du débat actuel sur le statut de la Guadeloupe ? Quelle serait votre option ? L’archipel au fond, ne va-t-il pas vers une autonomie malgré lui ?
FRANTZ SUCCAB : « Il n’y a pas encore, à mon sens, de vrai débat sur l’avenir de la Guadeloupe. Ce débat se cache derrière les sempiternelles disputes statutaires, toujours dans la même obéissance : être « une créature de la Loi » française. On évite la question politique de fond qui est : comment SE gouverner, être créateur de ses propres lois ? C’est tout à fait autre chose. Il s’agit bien d’autonomiser la volonté populaire et non d’attendre le bon vouloir du Parlement des autres. C’est dans l’ordre des choses. A force de faire comme si la chose était impossible, vous avez raison, l’archipel guadeloupéen ira vers une autonomie malgré lui, ce qui est, vous en conviendrez, tout le contraire de l’idée d’autonomie. »
PERSPEKTIVES – Au-delà de votre engagement à long terme pour une Guadeloupe responsable d’elle-même, n’y a-t-il pas des combats vitaux et urgents à mener, notamment celui contre l’empoisonnement des sols et de l’eau en Guadeloupe ?
FRANTZ SUCCAB : » Se gouverner, est un projet, un projet de performance : en quelque sorte, se faire politiquement la belle pour s’épanouir à sa façon. Seulement, on le dit tous, dans les conversations de tous les jours et même en chanson : « Lagwadloup malad ». Malgré ce constat, certains continuent à parler Croissance, Développement, Excellence… vantant le productivisme à tout prix. Ce modèle facile à dire ne convient pas à la Guadeloupe d’aujourd’hui, au moment où l’on se parle. Ce qui lui convient pour commencer c’est un plan de guérison, des mesures qui prennent soin : à ce qui étouffe donner de l’air, à ce qui tombe procurer des appuis, à ce qui se défait offrir des cadrages et des noeuds, à ce qui s’empoisonne stopper la consommation toxique, sevrer, et fournir de la saine nourriture. La responsabilité commence là … C’est à ce prix qu’on refera le monde, en empêchant déjà notre petit monde de se défaire complètement. »