Commencée le 17 décembre, la mobilisation des marins-pêcheurs a été suspendue dans la nuit du 30 au 31, par la signature d’un protocole de sortie de grève. Elle a rappelé, sans fard, le scandale absolu de la contamination à la chlordécone de nos côtes, de nos rivières et de nos terres. Ce ne sont plus uniquement les tubercules de certaines zones qui sont impropres à la consommation. Ce sont aussi les produits de la mer que, par naïveté ou confort mental, nous voulions croire hors d’atteinte de l’empoisonnement de la Martinique. A cette occasion, certains se sont plaints du blocage du port, mais la réalité que met à nue ce dernier mouvement social de l’année 2012, au-delà des revendications catégorielles de ses acteurs, nous parle de la mort lente d’un pays et de notre responsabilité collective face à cette tragédie.
LA CRISE DU SECTEUR DE LA PÊCHE
Si la nouvelle interdiction de pêche aux langoustes, en novembre 2012, a servi de déclencheur au mouvement des marins-pêcheurs, la crise du secteur est bien plus ancienne. La pollution à la chlordécone des eaux marines en constitue l’une des causes majeures. En effet, plus de 33% de la bande côtière se voient désormais frappés d’interdiction de pêche par des arrêtés préfectoraux successifs. Déjà, le 7 décembre 2010, une mesure similaire avait été prise pour la côte atlantique et une section de la baie de Fort-de-France.
L’impact de cette situation est d’autant plus violemment ressenti que la vente de langoustes représente environ 25% du chiffre d’affaires des professionnels et que c’est la petite pêche artisanale qui domine en Martinique. Dans son édition de 2011, l’IEDOM notait : « La majorité des navires (70%) exercent leur activité à moins de 12 miles, et 8% pêchent au large. Les 22% restants ont une activité mixte, à la côte et au large ». De plus, la pêche concerne jusqu’à 25% de l’emploi masculin dans certaines communes.
L’explosion du prix des hydrocarbures a aussi contribué, de manière significative, à la perte de revenus de cette catégorie socioprofessionnelle. On estime que ces prix ont augmenté de 203,84% en dix ans et que le poste carburant correspond, aujourd’hui, à la moitié du chiffre d’affaires des marins-pêcheurs.
L’inadaptation au contexte martiniquais de la législation et des politiques européennes achève de fragiliser une activité économique qui crée 1500 emplois directs, 3000 emplois indirects et qui doit jouer un rôle essentiel dans la recherche de notre souveraineté alimentaire optimale.
« IL VAUT MIEUX LAISSER CE PAYS POURRIR ET DISPARAITRE »
La grève des marins-pêcheurs a pris la forme d’un blocage du port, lequel est devenu le lieu symbolique de la mobilisation. Certes, il est toujours loisible de débattre de telle ou telle méthode de lutte et de ses incidences, non contestables d’ailleurs, sur l’économie.
Il faut néanmoins, et malheureusement sans doute, observer que dans l’histoire des mouvements sociaux en Martinique seul le recours à de telles méthodes a permis de débloquer les impasses de négociations. Et la question n’est peut-être pas : « Pourquoi font-ils ça ? », mais plutôt : « Pourquoi attend-on qu’ils fassent ça pour qu’on les écoute enfin ? ». Chacun aura tout de même noté que la population martiniquaise a fait preuve d’une réelle sympathie vis-à-vis des grévistes et montré une certaine compréhension à l’égard du mode opératoire de l’intersyndicale.
La démocratie ne saurait être le diktat des intérêts et de la parole des plus puissants sur les plus faibles. Il y a, tout bien considéré, quelque chose de profondément scandaleux moralement à entendre les maîtres de l’import-sans export békés se poser en victimes du blocage du port alors même qu’ils portent, avec l’Etat français, l’entière responsabilité de la pollution à la chlordécone et de toutes ses conséquences écologiques, économiques, sanitaires et humaines.
Toute la « résilience » de cette caste peut se résumer dans la déclaration-délibérément ignorée par la presse et jamais condamnée par ses paires et les autres chantres du « vivre ensemble sans rien changer »- de Guillaume de Reynal, sur sa page Facebook, le vendredi 28 décembre :
«Avis à tous mes contacts hors de Martinique. Faites passer l’information que le port de Martinique est bloqué depuis plus d’une semaine par une minorité pour leurs besoins personnels. Et incitez vos amis à ne jamais venir en Martinique. Il vaut mieux laisser ce pays pourrir et disparaître. »
On nous opposera la réplique poussive de la « déclaration isolée » ; mais tous les propos inacceptables des békés n’ont-ils pas toujours été, prétendument, « isolés » ?
En réalité, la Martinique devient un pays d’étranges silences quand il s’agit de défendre et de pérenniser les intérêts des plus puissants ou de garantir à certains respectabilité et impunité.
Doit-on, à cet égard, s’étonner du silence pesant de la presse devant l’attitude du président de région qui, en pleines négociations et dans l’enceinte même du Conseil Régional, invective avec une rare violence le conseil juridique de l’intersyndicale et se dirige vers lui-physiquement- de manière menaçante ? N’a-t-il pas « commis l’irréparable » ?
DES RESULTATS EN ATTENTE
L’aide « d’extrême urgence » de 3,5 millions d’euros (sur les 5 millions demandés), arrachée lors des négociations, a focalisé toutes les attentions. Sur cette enveloppe, 2 millions seront apportés par l’Etat français et 1,5 millions par les collectivités locales (Conseil Général et Conseil Régional). Cette répartition, une quasi-parité, a, fort légitimement fait débat.
Sur le principe, les collectivités locales, qui souffrent déjà du désengagement de l’Etat dans de nombreux domaines, n’ont pas à se substituer à lui, surtout que celui-ci est directement responsable de la pollution à la chlordécone. Les réparations doivent donc être payées par les pollueurs et non par le contribuable martiniquais.
Mais la plate-forme revendicative de l’intersyndicale se voulait bien plus large. Elle portait sur le règlement des situations d’endettement, le régime des retraites, le prix du carburant, le développement du secteur pêche, des dérogations aux règles européennes et toute une série d’autres questions relatives à la profession.
On peut considérer globalement que « Le protocole d’accord et de suspension du conflit des marins-pêcheurs de Martinique » prend en considération cette plate-forme et tente de définir une démarche, une répartition des rôles et un échéancier pour y répondre.
Pour autant l’intersyndicale est loin d’avoir partie gagnée. En effet, il y a très peu de mesures définitives de gagnées. Ainsi, sur la question importante des cotisations et dettes sociales, « la consultation des différents organismes concernés (ENIM, URSSAF, Comité National des Pêches, Service Social Maritime) est nécessaire ».
Plusieurs groupes de travail ont été aussi constitués sur « la mise en place d’un système de cotisations volontaires sur les produits de la mer importés », « les moyens d’obtention de dérogations », « les moyens de débloquer les permis de mise en exploitation et de proposer un plan d’homologation des bateaux existants » ou encore « les possibilités de baisse du carburant »…
A vrai dire, le protocole d’accord ouvre un champ de travail mais les marins-pêcheurs devront rester vigilants et mobilisés pour obtenir des solutions concrètes à leurs difficultés. La bataille ne fait que commencer.
Le mouvement porté par la SAPEM et le Syndicat Indépendant des Marins-Pêcheurs a donc permis de poser à nouveau la question de la contamination à la chlordécone de notre pays et de ses multiples conséquences. A l’évidence, il n’appartenait pas à l’intersyndicale de prendre seule en charge une démarche qui doit être globale et impliquer l’ensemble de la société martiniquaise.
Il revient désormais au peuple martiniquais, à travers ses partis, syndicats, organisations professionnelles, écologistes et autres de faire de cette question une cause nationale. Le secteur de la pêche n’est qu’une des victimes de cette catastrophe qui jette une ombre dramatique sur notre capacité, à terme, à assurer notre souveraineté alimentaire et sur le futur de nos enfants. Le « plan chlordécone » ne répond pas à l’ampleur des dommages multiples causés par ce produit. La nécessité d’une enquête parlementaire s’impose et l’Etat doit prendre d’urgence toutes les mesures de réparation qui s’imposent sur la base des exigences du peuple martiniquais.
Le 5 janvier 2013
Francis CAROLE
Clément CHARPENTIER-TITY