L’analyse du mouvement populaire de février-mars 2009 soulève exaltation chez les uns, prudence, voire hostilité, chez d’autres. A l’évidence, cet événement se caractérise par sa complexité. Ce n’est en tout cas, de notre point de vue, pas une lutte « consumériste » comme l’avancent certains observateurs, souvent – pas systématiquement- pour justifier leurs propres positions intégrationnistes ; en effet, l’interprétation de ce conflit n’échappe pas au contexte du débat sur le statut qui traverse le pays. En réalité, à bien des égards, les journées de février-mars expriment tout à la fois une quête de justice sociale, l’impasse du système départemental et l’affirmation d’une identité qui veut vivre. Mais, au-delà de ce constat et des acquis bien réels du Collectif du 5 février, trop souvent cantonnés en arrière plan, se posent le choix d’une alternative de développement à l’économie de comptoir et, solidairement, la question du pouvoir politique ainsi que celle de la définition d’un nouveau modèle social, plus équitable et plus solidaire.
Quels matériaux pour l’analyse ?
L’étude des « principaux axes de la plateforme revendicative du Collectif du 5 février 2009 contre la vie chère et pour l’emploi », parus environ une semaine après le début de la mobilisation, ne saurait suffire à appréhender la signification de ce mouvement dont l’ampleur a largement débordé de sa base syndicale et a surpris tout le monde, y compris ceux-là mêmes qui l’avaient impulsé. On pourrait être tenté de considérer que cette plateforme juxtapose une série de revendications, souvent justes, mais sans cohésion explicite globale, sans mise en évidence d’une vision à moyen et à long terme de la Martinique. A décharge, il conviendrait sans doute d’opposer que cet état de fait correspond à une première étape dans la construction d’un mouvement populaire inédit. Les matériaux de référence doivent donc être plus larges si l’on veut faire émerger la signification de ces journées. Ils doivent comprendre les mots d’ordre scandés, les chansons, la parole du peuple, les actions menées, toute cette effervescence de l’esprit et du coeur qui avait pris d’assaut les rues de Foyal.
Par ailleurs, et c’est presqu’une tautologie de l’énoncer, il n’existe pas de mouvement populaire pur idéologiquement. Les luttes de cette importance –jusqu’à 30 000 personnes certains jours- reflètent des contradictions sociales diverses, des aspirations hétérogènes, des vouloirs multiples, des conjonctions fructueuses d’attentes. On ne peut non plus exclure la part de routes souterraines du génie collectif qui soulèvent et jalonnent les grands mouvements de masses. C’est donc, tout autant que la « plateforme », l’interprétation de ces matériaux plus larges qui nous aidera à dégager les principales caractéristiques de ce conflit, ses acquis et ses limites. Signalons en passant, même si cette hypothèse ne relève pas directement de la réflexion politique, qu’il ne serait pas sans intérêt d’analyser les corrélations éventuelles entre une grève aussi massive et les épreuves collectives récentes que le peuple martiniquais a traversées (crash d’août 2005, ouragan d’août 2007, séisme de novembre 2007, décès de CESAIRE en avril 2008). Peut-être y-a-t-il aussi dans cet embrasement des consciences quelque chose de l’ordre du vital qui serait une réponse aux incertitudes du monde, aux défis du moment et aux épreuves collectives récentes ?
Une demande de justice sociale et de respect
Sur les 323 points de revendications du Collectif du 5 février, le thème de la lutte contre la cherté de la vie a incontestablement constitué l’élément fédérateur de la mobilisation. Rappelons que, jusqu’alors, en Martinique, jamais lutte syndicale n’avait directement porté sur la baisse des prix ; l’augmentation du coût de la vie entraînait généralement, en compensation, une demande d’augmentation des salaires. Il reste que la problématique des prix touche au coeur même d’une organisation économique fondée sur les superprofits générés par l’économie de l’import-distribution. Il ne s’agit donc pas d’une simple revendication « consumériste » mais d’une remise en cause de l’ordre économique issu d’un système colonial première manière, avec ses situations d’exclusives, de monopoles et le pressurage maximal de la population. Il n’est pas pour autant assuré que la baisse de 20 % sur quelques centaines de produits, pour positive qu’elle paraisse à priori, contribue un tant soit peu au démantèlement de ce système qui n’a pas été affecté dans ses mécanismes essentiels. En effet, durant et après les négociations, la grande distribution a mis en oeuvre moult stratagèmes pour sauvegarder ses marges de profits et a préparé les conditions pouvant lui permettre, au plus tôt, de réduire à néant les concessions auxquelles elle a été acculée. C’est dire que l’identification plus concrète de ces mécanismes, le recours à des moyens d’un autre niveau (législatifs) et l’élaboration d’alternatives globales mieux conçues s’imposent pour transformer l’ordre colonial. La journée du vendredi 6 mars a d’ailleurs montré jusqu’où était prête à aller la caste békée pour défendre ses privilèges et de quelles complicités elle bénéficie au plus haut niveau de l’Etat français.
Par ailleurs, la « pwofitasyon » est un terme qui ne sert pas seulement à décrire l’exploitation de la main d’oeuvre, les superprofits et les bas revenus ; elle réside aussi, et peut-être ne l’a-t-on pas suffisamment dit, dans la violence qui est quotidiennement faite à de larges fractions de notre peuple : le chômage, l’exclusion, le mépris, le naufrage d’une partie significative de notre jeunesse etc … L’idéologie de la « pwofitasyon », hybride de la société esclavagiste et de l’ordre colonial, telle la peste, a contaminé l’ensemble des strates sociales de notre pays et induit, à tous les niveaux, des rapports sociaux déshumanisants. Elle nie l’autre dans sa dignité, le dévalorise. Nous vivons dans une société briseuse de rêves, compartimentée, figeant les individus à des places prédéterminées. Aurions-nous la savante naïveté de croire que des siècles d’abrutissement et de perversion nous aient laissé totalement indemnes ? C’est pourquoi il est si urgent de repenser notre société… et de nous repenser nous-mêmes (chanjé lèspri-nou, chanjé péyi-a, chanjé lavi-a). Ainsi, la demande de respect a-t-elle été en permanence présente durant ces journées de mobilisation populaire. Le besoin de paroles aussi… Paroles dressées comme des totems sur des pancartes d’une saison d’espérance, paroles lancées dans le «sèbi» des petits groupes ou encore paroles montées à l’abordage des voitures-sono, de « Télé Otonom Mawon » ou de KMT. Ce sont paroles d’existence, d’estime de soi, de reconquête de soi. Par bien des aspects donc le mouvement du 5 février se veut une contestation du système départemental-colonial, dans ses dimensions économiques et sociales, mais aussi dans ses déclinaisons sociétales, dans les rapports humains qu’il instaure. En ce sens, cette exigence de justice sociale, de justice tout court, de respect et de pouvoir vivre autrement rejoint les luttes qui se développent à l’échelle de la planète pour rendre un autre monde possible.
Les pulsations de la nation martiniquaise
Durant ces 38 jours, on a aussi senti les pulsations de la nation martiniquaise. Un même sentiment d’appartenance a transcendé classes et catégories sociales. Une même volonté de réappropriation du pays s’est manifestée. Le slogan « Matinik sé ta nou, Matinik sé pa ta yo » a clairement exprimé cet état d’esprit, même s’il a eu l’air d’incommoder des cerveaux enflés par une culture de la génuflexion. Un peuple a bien le droit de réclamer sa souveraineté sur son territoire ! Quelle différence y a t il à vrai dire entre ce slogan et le cri fondateur de l’O.J.A.M.1 (« La Martinique aux martiniquais »), en 1962 ? Une même continuité historique et intime les relie. De même, le mot d’ordre des syndicats enseignants du Collectif (« le droit de vivre et travailler au pays ») est exactement le même que celui vulgarisé en 1990 par les professeurs de lycées professionnels (P.L.P.) mobilisés contre le projet gouvernemental d’envoyer en France une centaine d’enseignants martiniquais, guadeloupéens et guyanais, alors même que des postes existaient sur place.
D’autres symboles (le drapeau), des slogans, le message porté par Tanbou Bokannal ou Bèlè-Nou exprimaient l’esprit national martiniquais. Mais, plus que tout, ces milliers de femmes (majoritaires) et d’hommes, de retraités, de jeunes montraient le désir de faire peuple ; ce peuple dégageait un puissant sentiment de fierté de se voir debout en aussi grand nombre. Cette expression nationale ne surgit pas du néant ; elle résulte de plusieurs décennies de luttes et d’éducation dans tous les domaines : politique, idéologique, syndical, écologique, culturel, symbolique… Les organisations indépendantistes et les mouvements culturels et écologistes, année après année, ont puissamment contribué à briser la paralysie idéologique de ce pays et ont irrigué, chacun à sa place, les progrès de la conscience nationale et les résistances qui ont jalonné ces quatre dernières décennies, jusqu’à aujourd’hui. Certes, ce sentiment national n’a pas pris, à cette occasion, la forme d’une revendication statutaire. Dans le cas précis de la Martinique, ni l’orientation retenue par l’intersyndicale, ni le contenu de la plateforme, ni l’hétérogénéité de la direction ne le permettaient. Précisons que les déclarations de tel ou tel dirigeant syndical sur le statut ne traduisent pas nécessairement la nature d’un mouvement populaire qui a rassemblé des dizaines de milliers de personnes et ne reflètent pas toujours les orientations des autres membres du collectif, tant il est vrai que nombre de ceux-ci professent des positions exactement contraires. En définitive, l’impasse du système départemental ne peut, en lucidité et en logique, qu’impliquer un changement de statut et de type de développement. Cinquante ans après les événements de décembre 1959, première remise en cause de la départementalisation de 1946, le mouvement de février 2009 a montré l’impasse définitive de ce statut et pose, désormais, la nécessité d’une alternative systémique.
Un besoin urgent de politique
Le long conflit que nous venons de vivre a, certes, mis à nu de nombreux aspects du fonctionnement de la société coloniale et abouti à d’indéniables avancées sociales ; mais, de manière plus essentielle, il a ravivé la confiance dans les luttes collectives ; il a révélé la capacité des masses à se mobiliser et à assumer des situations difficiles comme la journée du 6 mars ; il a montré l’importance de l’engagement des femmes qui ont littéralement porté ce mouvement ; il a aussi marqué le retour de la jeunesse dans l’action militante. De même des formes innovantes de solidarité sont apparues et des alternatives de consommation ont été valorisées. Nos faiblesses aussi étaient au rendez-vous, aux côtés de nos forces ; nous devons les assumer toutes, comme autant de versants de nous-mêmes, les uns à corriger, les autres à consolider.
Au total, contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, les journées de février-mars enrichissent le débat politique ; elles indiquent la nécessité d’une meilleure prise en compte des préoccupations sociétales de la population. La lutte pour le changement de statut, en effet, ne saurait ni minorer, ni remplacer ce combat qui relève du quotidien et qui, ici comme ailleurs, constitue un gage de la démocratie sociale.
Loin d’être en contradiction avec un projet d’émancipation nationale et sociale, ce mouvement de masses appelle, au contraire, des réponses martiniquaises. Ainsi, les mécanismes qui ont généré l’explosion des prix sont demeurés intacts ; les situations d’exclusives et de monopoles se maintiennent ; les békés d’après le 5 février ressemblent à s’y méprendre aux békés d’avant le 5 février ; le chômage massif des jeunes et des femmes, le déficit de la balance commerciale, l’extrême dépendance alimentaire, la spéculation foncière restent à résoudre. Si les structures administratives, économiques et politiques, si les mêmes logiques qui ont été à l’origine de la crise en sortent indemnes et en état de reproduire les mêmes impasses, c’est tout le sens de notre mobilisation qu’il faudra interroger. La mise en oeuvre d’un projet de développement pensé par nous et pour nous et la conquête d’un pouvoir politique permettant de modifier radicalement nos rapports avec la France constituent par conséquent les seules réponses de fond à l’échec du système départemental-colonial. Tant que les Martiniquais ne seront pas acteurs et auteurs de leur destin et du développement de leur pays, ils demeureront les spectateurs malheureux d’une histoire qui, dans leur propre pays, se fera sans eux et souvent contre eux. Tout autre discours n’est que supercherie. L’économie de comptoir représente un système complexe qui s’insère dans un cadre idéologique, politique et législatif précis, avec ses codes et ses réseaux. C’est par conséquent pure illusion que d’envisager des réformes sociales profondes et durables sans régler la question du pouvoir politique, donc du statut. Car la réponse à la crise est bien politique… Donc, non politicienne, non soumise à des stratégies de pouvoir personnel, non dépendante des rituels électoraux. La mesure de la politique, telle que nous la concevons, réside dans sa capacité à briser toute pesanteur, à déblayer tout le champ des possibles, voire à expérimenter l’impossible, à condition de tracer avec précision la ligne de démarcation entre l’utopie qui refonde et l’irrationalité qui égare. Le statut se veut la liberté laissée aux femmes et aux hommes de notre nation de penser et de prendre en charge leur espace, en indépendance d’esprit, dans une juste relation au monde… La question du statut ne saurait évidemment faire abstraction d’un nouveau modèle social nous permettant de nous émanciper du colonialisme, de tous les mécanismes de « pwofitasyon » et de la vision libérale du monde. C’est donc aller vite en besogne que de décréter « la fin de la politique » comme d’autres prophétisaient, il y a peu, « la fin de l’Etat » ou encore « la fin de l’Histoire ». Nous proclamons pour notre part que jamais nous n’avons autant été en besoin de politique, que jamais il n’a été aussi impératif que notre peuple s’empare de l’arme de la politique pour changer sa vie.
L’heure des ruptures fertiles
Les états généraux de Sarkozy dans les « DOM » ne prennent pas la mesure des enjeux de développement et de l’indispensable mutation que nos sociétés doivent opérer maintenant. Ni les paradigmes définis par l’Etat français, ni le calendrier établi, ni la méthodologie imposée ne permettront d’aboutir à d’autre résultat que le replâtrage de la devanture du système colonial.
Une fois de plus, la stratégie du pouvoir français consiste à décentrer la dynamique d’élaboration d’une alternative globale, à tenter de priver le peuple martiniquais du droit de penser lui-même son futur. Or, c’est cette liberté qui doit être au centre de toute démarche. Nous n’avons pas besoin d’assistance mentale. D’ailleurs, plusieurs initiatives martiniquaises ont déjà été prises en matière de développement économique : S.M.D.E. (Schéma Martiniquais de Développement Economique) ; Agenda 21 (projet de développement durable et solidaire). Ces deux documents constituent un premier pas prometteur qui pourrait s’enrichir des enseignements de ces cinq semaines de grève générale. En décembre 2008, un cadre institutionnel était proposé par les élus réunis en congrès. Il importe aujourd’hui de lui donner de la substance en précisant les pouvoirs nécessaires à l’ambition que nous avons pour la Martinique et les martiniquais. Nous continuons de penser que seul un Etat martiniquais doté de tous les pouvoirs sera en mesure d’assurer durablement notre futur. Mais, pour l’heure, tout compromis permettant de s’extraire de l’impasse départementale et d’acquérir un certain niveau de souveraineté dans les domaines que nous jugeons vitaux pour l’avenir ne peut être repoussé. Ainsi, la recherche de la souveraineté alimentaire optimale, la préférence martiniquaise à l’emploi, la protection du foncier, la maîtrise des politiques de développement, l’émergence d’un espace économique martiniquais non marginalisé, pour prendre quelques exemples, ne peuvent être assurées que dans le cadre d’un pouvoir martiniquais. Certes, il n’est pas interdit d’aller plus loin, mais il convient surtout, dans un premier temps, de mettre en oeuvre une véritable pédagogie de diffusion et d’explication des travaux et des réflexions qui ont rythmé la vie politique martiniquaise depuis plusieurs années. Il convient singulièrement, dans la période actuelle, d’écouter la population, de débattre avec elle et de prendre en charge sa parole et ses aspirations afin d’avancer avec elle. Cette phase de participation populaire s’avère capitale pour aujourd’hui et pour demain. Elle n’est ni démarche dilatoire, ni perte de temps. Dans la Martinique que nous construisons -ensemble- chaque souffrance doit être écoutée, chaque révolte entendue, chaque rêve respecté, chaque richesse humaine partagée. Que chacun descende de son piédestal et écoute… Qu’il parle aussi. C’est la seule condition de l’unité et de la confiance. Est donc venue l’heure des ruptures fertiles, sans autarcie de l’esprit. Contre les « bienséances » aliénantes, la pusillanimité et la tentation de l’immobilisme, notre peuple doit être en capacité, maintenant, de s’émanciper d’un système qui le maintient dans des archaïsmes sociaux, économiques, culturels et politiques qui constituent autant d’embargos contre le futur. Février 2009 est donc une saison d’espérance. Peut commencer le temps de la liberté, si nous le voulons. Il exigera de nous tous encore plus d’efforts, encore plus d’unité, encore plus d’ardeur, encore plus de conscience. Mais y a-t-il vraiment pour les peuples d’autres chemins que celui de la liberté et de la responsabilité ?
Francis CAROLE Clément CHARPENTIER-TITY