Les manifestations du jeudi 5 et du lundi 9 février derniers, qui ont rassemblé dans les rues de Fort-de-France plusieurs dizaines de milliers de grévistes, constituent déjà, par leur ampleur et l’extraordinaire enthousiasme populaire qui les caractérisaient, un événement sans précédent dans l’histoire des luttes sociales en Martinique. L’avenir -c’est-à-dire ce que, tous ensemble, nous saurons faire de cette mobilisation- nous dira si sa puissance aura été annonciatrice de changements substantiels pour les travailleurs et pour le peuple martiniquais. Mais, à l’évidence, un tel mouvement, qui révèle la faillite systémique du statut départemental et porte l’aspiration à un ordre des choses différent, ne manquera pas d’avoir un impact fort sur le cours de notre histoire immédiate.
MARTINIQUE, GUADELOUPE, GUYANE : UNE MEME ESPERANCE
Il n’est pas contestable, par un effet de contagion positive qui n’est pas unique dans l’histoire et qui a pu se manifester dans le sens inverse, que les luttes menées en Guyane contre le prix du carburant en novembre-décembre 2008 et le « déboulé » du peuple guadeloupéen sous l’impulsion de Lyannaj Kont Pwofitasyon, à partir de janvier 2009, ont marqué les consciences en Martinique.
Ces évènements ont renforcé la volonté de combat des martiniquais sur des problématiques que nos différents peuples partagent, à savoir la vie chère et, plus généralement, les désordres socio-économiques et sociétaux générés par l’ordre colonial. C’est d’ailleurs la parenté des situations qui rend cette contagion -qui n’est pas du mimétisme- possible. A travers le temps, nos batailles se sont souvent entrecroisées, les unes précédant les autres ou leur succédant mais se renforçant toujours mutuellement, car, quant au fond, nos aspirations sont les mêmes : la liberté et l’épanouissement de nos peuples.
En tout cas, l’ampleur des mobilisations populaires, aujourd’hui, en Guyane, Guadeloupe et Martinique révèle l’état de décomposition avancée du système départemental dans nos pays. Les martiniquais, les guadeloupéens et les guyanais aspirent désormais à autre chose… Même si cette autre chose reste encore à imaginer, à définir et à conquérir. Le pouvoir français se rend lui-même compte de son incapacité à assurer l’avenir de nos pays.
ILS FLAMBENT LES PRIX…
Si les événements de Guyane et de Guadeloupe ont aidé à créer un environnement favorable à la mobilisation en Martinique, c’est, bien entendu, dans le travail des syndicats et la situation propre à notre pays qu’il faut chercher les facteurs d’explication du succès retentissant du mot d’ordre de grève générale.
En effet, dès la rentrée de septembre, les organisations syndicales entamaient la préparation de l’action sur les thèmes de la baisse du pouvoir d’achat, de l’emploi et de la reconnaissance du fait syndical martiniquais. Des passerelles étaient aussi jetées en direction des partis politiques puisqu’une réunion s’est tenue à la Maison des Syndicats entre ceux-ci et l’intersyndicale. Au moment où nous écrivons ces lignes, nombre d’organisations populaires ont rejoint l’intersyndicale, constituant ce qui a été baptisé Le Collectif du 5 février. Les jeunes, les étudiants, les artistes, les petits agriculteurs, les pêcheurs, les artisans, les universitaires, rejoignent l’élan de conscience qui envahit les rues.
L’action du collectif du 5 février redonne espoir aux couches sociales les plus affectées par la crise, mais elle rassemble aussi toutes les catégories de la population qui se voient de fait concernées par la cherté de la vie et la question de l’emploi. On observe, en effet, une incontestable dégradation des conditions de vie en Martinique que le passage à l’euro et la crise mondiale ont certainement accélérée mais qui trouve ses sources dans l’organisation économique même du système départemental.
Ainsi, selon les chiffres fournis par l’INSEE dans Antiane éco de septembre 2008, par rapport à 2006, les prix ont progressé de 2,4 % en 2007. Cette hausse porte principalement sur les produits alimentaires
(3,3 %), un des postes de dépenses les plus élevés des ménages avec le logement. Les produits comme le lait et le riz ont augmenté de 4 %. L’énergie (gaz, produits pétroliers, électricité) a enregistré une progression de 2,7 % ; elle avait déjà fait un bond de 8,3% en 2006. L’indice des loyers et services rattachés augmente en moyenne de 3,3 %, les transports et communications de 2,8 % ; quant aux services financiers, ils opèrent un bon de 7,2 %. Dans un tract diffusé le 20 octobre 2008, l’intersyndicale montrait qu’entre janvier 2002 et août 2008, l’essence avait augmenté de 37 %, la bouteille de gaz domestique de 47 %, les pâtes de 39 %. Notons que les salaires n’ont progressé que de 1,3 % en 2007 !
UNE VERITABLE STRATEGIE DE PWOFITASYON SUR LA POPULATION
Le coût du transport des marchandises et du fret ainsi que l’octroi de mer ne suffisent pas à expliquer cette envolée des prix. La fixation de ceux-ci relève davantage de pratiques opaques que de critères transparents. Les malversations de la SARA en constituent un des indices. Les békés qui ont le monopole de l’import-export jouent un rôle central dans ce système mafieux de formation des prix qui vise à engranger, sur le dos du consommateur, un maximum de profits. Cette « communauté » a la haute main sur toute la chaîne des filières économiques importantes (BTP, agriculture, industries etc…) en besoin de produits importés. Elle contrôle les centrales d’achat. Les groupes de distribution, souvent békés, s’entendent par ailleurs pour imposer un certain niveau de prix sur l’ensemble du marché.
La situation de dépendance extrême de la Martinique vis-à-vis de la France (économique, financière, administrative, alimentaire etc…) favorise ce pressurage de la population et s’observe à tous les niveaux : prix des produits alimentaires, coût des services (téléphone, internet, téléphone mobile, frais bancaires, assurances, billets d’avion etc….). Le nouvel esclavage est donc un esclavage de consommation ; la négraille, devenue clientèle captive, engraisse les exploiteurs d’aujourd’hui qui sont les mêmes que ceux d’hier, avec quelques nouveaux venus à la fête.
Il n’est pas à exclure, pour expliquer l’obstination des grandes surfaces à ne rien céder d’essentiel sur leurs marges de profit, que celles-ci aient opéré, à partir de leur trésorerie, des placements financiers à court terme qui génèrent des bénéfices considérables. La crise financière née des subprimes aurait alors occasionné d’importantes pertes boursières à ces gros distributeurs qui chercheraient, pour tenter de compenser ces pertes, à puiser dans leur compte d’exploitation (gel des salaires, augmentation abusive des prix etc…).
Quoiqu’il en soit, le système mafieux de formation des prix est connu de longue date par l’Etat français qui ne s’y est jamais opposé, laissant faire les békés en vertu du très ancien pacte qui les unit. La « communauté », véritable excroissance de la bourgeoisie française en Martinique, a toujours entretenu les rapports les plus intimes, la plus grande promiscuité avec l’Etat français qui l’aide à préserver ses intérêts.
LA PRECARITE COMME PROJET
Tandis que les prix flambent, le contexte de l’emploi ne s’est guère amélioré, même si l’INSEE titre pompeusement à l’embellie pour 2007. Le chiffre de 21,3% de chômeurs, variant à la baisse ou à la hausse selon la conjoncture, constitue en soi un scandale absolu qui s’est malheureusement banalisé. Ce chômage endémique est partie prenante de la « normalité » coloniale.
Une analyse plus fine révèle que les offres d’emploi « durables » (contrat de plus de six mois) accusent un recul de 11% en 2007. Les contrats de courte durée (moins de six mois) et le travail intérimaire fleurissent et prospèrent sur le fumier de l’économie départementale. Quant au temps partiel subi, il représente 11,3 % des emplois. Les femmes et les jeunes constituent les principales victimes de ce cataclysme social faussement apprivoisé qui n’est pas sans conséquences sur l’état d’esprit général de notre population. En 2006, 30% des jeunes ayant un emploi étaient sous contrat à durée déterminée ; 48% des jeunes de moins de 30 ans étaient au chômage ; 65% des jeunes sans diplôme se retrouvaient sans emploi. Partout donc, la précarité et l’exclusion. Partout, l’étalement tranquille, à ciel ouvert, de la logique du pourrissement.
La précarité de l’emploi, les bas salaires, les maigres pensions des retraités, la hausse des prix s’inscrivent dans un contexte déjà largement dégradé. Ainsi, le taux de pauvreté s’élève à 12 % ; près de 20 % des ménages gagnent moins du SMIC. De même, le surendettement a tendance à croître ; il s’explique principalement par le coût du crédit, les taux d’escompte des banques étant plus élevés dans nos pays qu’en France. On considère par ailleurs que 70 % du parc HLM est occupé par des personnes disposant de moins de 700 euros de revenus mensuels. La pauvreté et la détresse ce sont aussi les 9 000 logements insalubres, les 3 000 sans électricité, les 8 000 demandes en attente depuis plusieurs années.
Cet environnement socio-économique renforce le sentiment de mal-être, la peur de l’avenir, l’impression d’une impuissance générale, l’individualisme et la perte de confiance dans notre capacité collective à influer sur le cours des événements. D’où la violence, la drogue, l’insécurité, les dérives bien réelles et la crise morale qui semble caractériser la Martinique d’aujourd’hui.
Moins souvent évoqué mais tout aussi réel est le sentiment de dépossession latent qui habite nombre de martiniquais. Il touche bien entendu à nos repères, à notre culture. Il se nourrit aussi de la spéculation foncière qui exclut les martiniquais de l’accession à la propriété dans leur propre pays et du génocide par substitution qui n’est plus à démontrer aujourd’hui.
La grève générale en cours a d’abord le mérite inestimable de nous aider à commencer à nous libérer de nos individualismes, de nos égoïsmes et de nos renoncements, voire de nos lâchetés. Elle nous permet de faire foule, de faire peuple et de renouer avec la confiance dans les luttes collectives. Mais elle révèle aussi l’urgence de sortir du schéma structurel départemental. Elle nous convie, toutes et tous, à imaginer un autre mode de développement pour notre pays, plus humain, plus solidaire, plus soucieux de notre liberté. Elle interpelle enfin notre souveraineté en tant que peuple et nation pour que la Martinique nous appartienne vraiment.
Francis CAROLE
Clément CHARPENTIER-TITY