Par Francis CAROLE
D’aucuns n’ont pas hésité -sans connaitre le contenu des Accords de 2009- à taxer de trahison la décision des syndicats martiniquais de les signer, suite à ces longues semaines d’une grève qui aura marqué l’histoire de la Martinique.
Par comparaison, il est permis de s’interroger sur le « protocole d’objectifs et de moyens » du 16 octobre 2024. Certes, il n’a pas été signé par tous les protagonistes en raison des divergences sur l’extension du dispositif à tous les produits de l’alimentation.
Néanmoins, les non-signataires ont déclaré publiquement avoir « validé » au moins 26 des 28 points de ce protocole !
Or, il n’aura échappé à aucun observateur, même moyennement attentif, que les 26 points « validés » participent à l’échafaudage d’un modèle économique qui, de fait, ne permet pas son extension à 40 000 produits, c’est-à-dire à l’ensemble des produits alimentaires.
Ainsi, valider ces 26 points conduisait à se piéger soi-même et à cautionner indirectement un chapelet d’engagements flous, sans contraintes de mise en œuvre et surtout sans effets réels et prolongés sur la cherté de la vie.
En effet, le modèle construit tout au long de ces 26 points consiste à exonérer d’octroi de mer (pour une valeur de 6 millions d’euros) et de TVA 69 familles de produits (54+15) et, par péréquation, d’augmenter ces deux taxes sur des produits dits « de luxe » (étrangement, y compris des ordinateurs !).
Cette péréquation permet donc de retrouver les 6 millions d’euros d’octroi de mer « perdus » dans l’exonération de cette taxe sur les produits dits de première nécessité.
Ce modèle, imaginé par la CTM et la préfecture, ne peut fonctionner, formellement, que sur un nombre restreint de produits alimentaires (69 familles de produits). Dès lors que l’on change d’échelle et que l’on cherche à l’étendre à l’ensemble de l’alimentaire -40 000 produits et plusieurs dizaines de millions d’euros d’octroi de mer d’ exonération qui seront ensuite soumis à péréquation- ce modèle s’effondre.
Par ailleurs, l’alimentation ne représentant que 15% des dépenses des ménages, tout le reste risque d’être plus cher et, inéluctablement, de pénaliser tout le monde, y compris les plus modestes.
C’est donc ce modèle du chien qui se mord la queue qui a été validé lors de ces tables rondes.
Point n’est besoin de rappeler que la pwofitasyon concerne non seulement l’alimentation mais aussi tous les produits de grande consommation (matériaux de construction, pièces détachées pour voitures et machines professionnelles, tous les services comme les abonnements téléphoniques, de télévision etc…)…toutes choses impactant encore plus lourdement le budget des ménages et participant de la misère sociale.
La table n’a donc pas été renversée. Elle a continué à tourner en rond dans le ronron colonial.
Dans ces négociations, dissocier l’alimentaire des autres produits de consommation courante constituait une erreur fatale en ce sens que c’est sur les mécanismes de la vie chère -qui affectent les prix de tous les produits- que le débat aurait dû être engagé.
Cet angle d’approche exigeait, à l’ évidence, une réelle expertise et une stratégie sérieusement élaborée en amont.
Les luttes populaires n’étant pas des courses de positionnement, le débat démocratique entre les forces populaires martiniquaises -si elle avait eu lieu- aurait peut-être permis d’éviter le piège dans lequel certains se sont allègrement jetés, prétendument au nom du peuple.
On comprend dès lors la satisfaction des grands distributeurs, et de la maison Hayot particulièrement, qui ne se sont pas fait prier pour signer d’une plume gourmande et amusée ce protocole.
Qu’on le veuille ou pas ce document sanctuarise le Pacte colonial.
Les mécanismes et méfaits de ce pacte (l’obligation de commercer exclusivement avec la métropole coloniale, la dépendance alimentaire, la quasi-inexistence du commerce avec notre environnement régional, l’économie de comptoir, le mal-développement, les profits de l’oligarchie locale et de l’Etat français) continueront d’être financés…par les Martiniquais eux-mêmes.
Nous continuerons -par la magie de la péréquation- à payer de fait le coût financier de la pwofitasyon que le système colonial nous impose.
C’est là la « victoire historique » que le président du conseil exécutif nous brandit avec une exaltation déplorable !
Si nous n’avions pas une certaine éducation nous aurions écrit qu’une fois de plus, par manque de vision et de courage politique, nous nous sommes fait empaler jusqu’à la boite crânienne.
D’autre part, la validation de ces 26 points se veut aussi la conséquence d’une absence de position claire sur la défense de l’octroi de mer, au moment même où l’Europe, Bercy et le Front National (Rassemblement national) s’affairent pour supprimer notre seul levier fiscal au profit d’une TVA nationale visant à renforcer notre dépendance par rapport à la France.
Le silence sur cette question cruciale peut valoir accord tacite, complicité très réelle ou inconscience dangereuse. En tout cas, il alimente les prétentions de l’Etat français et de l’extrême-droite à faire table rase de tout obstacle à leurs projets coloniaux et ultra-libéraux dans notre pays, sur fond de crise financière majeure et de montée des tensions internationales.
Nous n’avons cessé de répéter que la lutte contre la vie chère est légitime mais qu’elle ne saurait s’égarer dans les méandres du mimétisme alimentaire, de l’assimilationnisme et de l’intégrationnisme.
À ce moment précis de notre parcours historique, nous ne sommes pas à la veille de 1946, année du vote de la loi d’assimilation nous érigeant en « département français », mais dans le prolongement des espérances de décembre 1959 qui marque la rupture avec 1946 et que nous devons assumer…ou trahir.
Les superprofits de la vie chère dans nos pays s’inscrivent dans un système de prédation et de domination coloniale, aussi impitoyable qu’hypocrite, plus large. Les luttes que nous menons contre les bas revenus et les minima sociaux, contre l’empoisonnement de notre peuple au chlordécone, contre la spoliation de nos terres, les injustices, la violence de l’Etat et le génocide par substitution en portent témoignage.
C’est de cette nasse coloniale désespérément déshumanisante qui menace jusqu’à l’existence de notre peuple qu’il nous faut nous empresser de sortir, plutôt que de participer joyeusement à la consolidation des chaînes qui nous enserrent.
Face à la stratégie d’asphyxie de notre nation par l’Etat français, nous devons chercher à rassembler notre peuple (plutôt que de le diviser au grand plaisir de nos ennemis) dans une perspective de souveraineté alimentaire, économique, culturelle et politique. Sinon, comme depuis des centaines d’années, nous nous abîmerons dans la quête pathologique et chimérique d’une « égalité réelle », d’un « alignement » des droits, au détriment de l’audace d’une pensée de liberté et de souveraineté.
Francis CAROLE
MARTINIQUE
Mardi 29 octobre 2024