Par Francis CAROLE
Les réseaux sociaux sont massivement covidés par la fachosphère. Ici, c’est à qui partagera le premier et le plus largement les âneries des colporteurs de cette idéologie. Ailleurs, tel qui se réclame du patriotisme diffuse avec un sentiment de profonde jouissance la propagande de l’extrême-droite française. Tel autre, qui s’emmitoufle avec ostentation dans le drapeau Rouge-Vert-Noir, trouve fort judicieux d’appeler à voter Lepen ou quelques autres « zotobré » du même acabit.
C’est dans cette mer de confusion que navigue, parmi d’innombrables insipidités politiques, le concept du « grand remplacement » qui ne saurait en aucune manière constituer une référence pour les anticolonialistes de notre pays.
Le pire, c’est qu’il est employé dans des groupes WhatsApp qui se réclament du PPM alors même qu’Aimé Césaire avait énoncé un terme plus conforme à notre réalité coloniale !
Il nous faut, de toute urgence, sortir de cette schizophrénie multiple qui dénature et discrédite le combat que nous menons pour notre émancipation nationale et sociale.
Si le terme de « Grand remplacement » a été inventé par l’écrivain d’extrême-droite français Renaud Camus ( « Le grand remplacement. Introduction au remplacisme global », 2011), on peut faire remonter cette thèse à la fin du 19 ème siècle. À des périodes différentes, des responsables politiques français ou européens (Enoch Powel, René Binet) ou des écrivains comme Jean Raspail ont propagé la thèse aussi fumeuse que racialiste du « grand remplacement ». L’écrivain d’extrême-droite et homme politique français, Maurice Barrès (1862-1923), apparaît comme celui qui a systématisé la théorie du « remplacement » de la population française par des hordes de barbares qui viendraient détruire la «civilisation française et européenne »…
Cette idéologie, qui était d’abord antisémite et visait la population juive d’Europe, a été ensuite, surtout dans la seconde partie du 20 ème siècle et au début de 21 ème siècle, recyclée en négrophobie et en islamophobie. L’ennemi (les Grands Remplaçants) sont désormais les ressortissants du Maghreb, les arabes, les musulmans et les nègres (qu’ils soient d’ailleurs originaires d’Afrique subsaharienne ou d’ailleurs). Si le père Lepen était antisémite, sa fille est pro-sioniste. La mue magique s’est accomplie. Tout le monde y trouve son compte. Marine peut donc, avec l’extrême-droite et les anciens des groupes néo-nazis français, défiler à Paris « contre l’antisémitisme », au moment même où des milliers de femmes et d’enfants sont massacrés à Gaza par l’Etat sioniste d’Israël.
La théorie du grand remplacement plonge ainsi ses racines fantasmatiques dans les théories racistes du 19 ème siècle sur la prétendue supériorité de l’homme blanc occidental et de sa civilisation sur le reste de l’humanité. L’ « Essai sur l’inégalité des races humaines » (1853-1855) du triste Comte de Gobineau (réduit théoriquement à néant par le brillant intellectuel haïtien, Joseph Anténor Firmin, dans son ouvrage, paru dès 1885, « De l’ égalité des races humaines ») constitue un des moments clefs du délire suprémaciste français et occidental. Hitler aura à cœur de traduire scrupuleusement cette monstruosité intellectuelle en actes politiques, entre 1933 et 1944.
Les néonazis et plus largement l’extrême-droite ont donc pris une part active à la propagation de la thèse du « grand rassemblement » qui est bien une construction racialiste et suprémaciste occidentale. Derrière le discours sur la « défense » de la culture et de la civilisation européennes contre des étrangers qui auraient comme unique obsession la destruction de « l’héritage civilisationnel » occidental se dissimule mal un racisme primaire et pestilentiel. Le fameux « Choc des civilisations » de Samuel Huntington, si gourmandement repris par la presse occidentale en ce moment, ne constitue qu’une des expansions des dérives d’une certaine pensée occidentale.
Que 67% des Français expriment, dans un sondage, leur peur d’être « remplacés », illustre à la fois le niveau de contamination des esprits et l’extrême nuisance de cette théorie. C’est d’ailleurs au nom de ce fantasme, auquel aucune étude scientifique n’apporte un début de crédit, que des rigolos comme Anders Breivik, en Norvège ou Brenton Tarrant, en Nouvelle-Zélande, ont massacré des musulmans en train de prier. Ces pauvres crétins prétendaient, par ces crimes, lutter contre « le génocide programmé contre la race blanche chrétienne européenne ».
On comprend donc qu’aucun anticolonialiste des colonies françaises (à moins d’avoir perdu son cerveau dans un trou noir) ne saurait reprendre à son compte l’expression de « grand remplacement », pour la simple raison que l’anticolonialisme n’est ni un racialisme ni un suprémacisme.
Le « génocide par substitution », exprimée par Aimé Césaire, n’est fondé sur aucune théorie de la « race », aucune prétention à la supériorité d’une « race » ou d’une civilisation sur une autre. Il dénonce une politique classique du colonialisme, la colonisation de peuplement, qui a sévi en Algérie ou encore en Afrique du Sud pour ne prendre que ces deux exemples. Il s’agissait alors de déposséder des populations, en recourant à la plus extrême violence, de leurs terres, de leur culture, de leur langue, de leur histoire pour installer une communauté qui vivait dans l’entre-soi et avait pour mission de reproduire dans les colonies le modèle du colonisateur.
Sous des formes différentes, les colonies françaises de Nouvelle-Calédonie, Martinique, Guadeloupe, Polynésie ou Guyane sont concernées par cette politique de colonisation de peuplement ( et pas de « REpeuplement », comme nous avons pu l’entendre).
La lettre en date du 19 juillet 1972 de Pierre Mesmer, alors premier ministre de la France, illustre parfaitement cette stratégie :
« La Nouvelle-Calédonie, colonie de peuplement, bien que vouée à la bigarrure multiraciale, est probablement le dernier territoire tropical non indépendant au monde où un pays développé puisse faire émigrer ses ressortissants.
Il faut donc saisir cette chance ultime de créer un pays francophone supplémentaire. »
Cette politique, dans des conditions certes différentes, vaut pour l’ensemble des derniers confettis de l’empire français. Le récent article 55 du Projet de Loi des Finances 2024 (« passeport pour l’installation professionnelle en outre-mer ») vient encore conforter cette stratégie du colonialisme français, en cours depuis des décennies. Le BUMIDOM a été un des instruments, pas le seul, du génocide par substitution dans notre pays.
L’opposition des patriotes et anticolonialistes à ce projet doit être claire et frontale. Pour autant, ne pervertissons pas nos combats en empruntant à des suprémacistes occidentaux des termes qui s’opposent radicalement à la nature de nos luttes décoloniales. Utilisons nos propres expressions pour désigner nos réalités.
Francis CAROLE
MARTINIQUE
Dimanche 12 novembre 2023