Par Francis CAROLE
La plénière de l’Assemblée de Martinique du jeudi 25 mai a voté, à l’unanimité moins une abstention, une résolution reconnaissant la langue kréyol comme « langue officielle ».
La première formulation de la délibération avait été déclinée comme suit :
“Article 1 : L’Assemblée de Martinique reconnaît la langue créole comme l’une des langues officielles de la Martinique, au côté du français”
Au nom du Gran Sanblé, nous avons présenté un amendement à l’écriture de ce texte qui a été adopté et a abouti à la rédaction définitive suivante :
“L’Assemblée de Martinique reconnaît la langue créole comme langue officielle, au même titre que le français”.
Certes, il existe une différence de parcours historique entre les deux langues, mais l’amendement visait à affirmer, au moins, une égale considération et un statut égal pour les deux.
Historiquement, le statut de “langue” pleine et entière a toujours été dénié à la langue martiniquaise, considérée comme un “patois” sans intérêt, suivant en cela la stratégie d’infériorisation et de stigmatisation par le colonialisme de nos mœurs, de nos cultures et de nos origines kalinagos, africaines ou indiennes.
Il n’a jamais existé de véritable bilinguisme ou multilinguisme en Martinique, c’est-à-dire d’usage de langues coexistant sur un pied d’égalité. Il y a eu, d’un côté, une langue minorée, dominée et, de l’autre coté, une langue dominante se posant comme “supérieure” à l’autre.
Certains, comme nous avons pu le lire, pourront toujours se targuer “d’être la majorité qui aura reconnu la langue créole comme langue officielle de la Martinique au côté du français” et exalter leur “fierté de voir notre langue créole enfin légitimée et valorisée”.
En réalité, il faut savoir raison et humilité garder et tenter de se hisser au-dessus des auto-satisfactions qui, toujours, brouillent l’histoire en tentant de la réduire à de dérisoires “exploits” personnels, troublent la perspective et négligent l’effort de vigilance, de bon sens et d’audace à mettre quotidiennement en œuvre pour transformer les idées en réalités palpables.
On ne construit pas un pays avec des coups politiques sur les questions symboliques et identitaires. On finit par l’abîmer en procédant ainsi.
Notre langue, on l’imagine bien, n’a pas attendu cette délibération pour être “légitimée et valorisée”. Le défi n’est d’ailleurs pas -ou pas intrinsèquement-dans la “légitimation”et la “valorisation”. Il est, plus fondamentalement, dans la poursuite de la CONSTRUCTION d’une alternative décoloniale pour notre langue, de manière pratique.
Rappelons d’abord que c’est le peuple martiniquais qui a lui-même “légitimité et valorisé” notre langue, parfois contre des élites assimilées et assimilationnistes. Dans nos campagnes, dans nos quartiers, ce sont ces femmes et ces hommes qui ont maintenu l’usage de notre langue.
Issus de cette matrice féconde, nos artistes, notamment à travers la musique, les contes et la littérature ont continué à faire prospérer notre langue : Bèlè, Lasotè, Biguine, Mazurka, Chouval Bwa, Quadrille, Zouk, dancehall.
De Léona Gabriel à E.Sy Kennenga, en passant par Ti-Émile, Ti-Raoul, Fernand Donatien, Marius Cultier, Gertrude Senein, la Perfecta, Malavoi, Ralph Tamar, Djo Désormeaux, Jocelyne Béroard ou des écrivains comme Daniel Boukman, Térez Léotin et bien d’autres, ces artistes ont été et continuent d’être les véritables guerrier.ère.s du Kréyol, naturellement, sans forfanterie…
Nous devons au GEREC-F (Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Creolophone et Francophone), d’avoir, à partir de sa fondation en 1975, accompli un effort prodigieux de systématisation de notre langue, à travers des livres de grammaire, des dictionnaires, des traductions d’ouvrage etc… Ce travail mené par Jean Bernabé, Raphaël Confiant, Pierre Pinalie, Robert Damoiseau et leur équipe a permis l’institution d’un CAPES de créole, à l’université, au tout début des années 2000. L’action du GEREC-F fut un moment d’histoire décisif pour notre langue, dans un contexte d’affrontement avec l’Etat français et de conscience défaillante d’une certaine élite intellectuelle et politique…
L’intérêt de la résolution de l’Assemblée de Martinique est qu’elle nous permet, dans une instance martiniquaise, de reconnaître nous-mêmes notre langue, comme, en février 2002, le congrès des élu.e.s martiniquais.e.s, sur notre proposition, a affirmé que nous sommes un Peuple et une Nation.
L’Etat français, qui n’a même pas été capable de signer la charte européenne des langues régionales et minoritaires, adoptée depuis 1992 par le parlement européen, attaquera sans doute notre décision, surtout que nous y affirmons, légitimement, que notre langue doit être reconnue comme langue officielle “au même titre que le français”.
Peu importe ! L’essentiel consiste à nous battre pour ce que nous voulons pour nous-mêmes, en restant lucides sur les enjeux et les défis posés par le statut de “langue officielle” que nous entendons accorder au kréyol.
C’est souvent en donnant l’exemple nous-mêmes que nous parvenons à imposer les changements profonds que nous souhaitons. Commençons donc par développer, dans nos propres collectivités et administrations, un véritable statut de langue officielle du Kréyol !
Francis CAROLE
MARTINIQUE
Samedi 27 Mai 2023