Les clichés primaires sur les « blacks » « grands, costauds, puissants » trahissent bien l’arrière plan racial de l’affaire dite des quotas dans le football français. La problématique de la bi-nationalité n’a été que le paravent d’un projet qui visait, à l’évidence, la réduction du nombre de noirs et d’arabes dans la « sélection nationale ». Ce racisme s’épanche d’ailleurs sans complexe dans toutes les sphères de la société française et les injures contre les « blacks » et les arabes sont devenues une friandise de saison. Le discours xénophobe et populiste se normalise donc, signe du triomphe d’une extrême droite dont l’influence ne cesse de s’étendre en Europe.
LES FLEURS DU MAL
La conclusion de Chantal JOUANO, ministre des sports, selon laquelle « il n’y a pas lieu de saisir la justice » illustre à elle seule toute la banalisation des propos à caractère raciste. Chacun a d’ailleurs gardé en mémoire la provocation du filousophe Alain FINKIELKRAUT, dans le quotidien israélien « HAARETZ » du 18 novembre 2005 : « On nous dit que l’équipe de France est admirée car elle est black-blanc-beur […]. En fait, aujourd’hui elle est black-black-black, ce qui fait ricaner toute l’Europe ».
Un mois plus tard, en décembre 2005, dans le « Grand jury RTL, LCI, Le Figaro », le président de la République française lui-même, Nicolas SARKOZY, volait à son secours : « Monsieur FINKIELKRAUT est un intellectuel qui fait honneur à la France. » Dès lors, est-il permis de s’étonner de la décision rendue par la ministre des sports, après « enquête » ?
Au-delà du sport, ce que l’on appelle hypocritement des « dérives verbales » -mais qui sont en réalité la manifestation délibérée d’ancrages idéologiques forts- a poussé sa gueule nauséabonde dans toutes les sphères de la société française, dans une quasi-impunité. Ainsi, il n’est pas neutre qu’un Marc-Olivier FOGIEL, accusé de racisme, jouisse du soutien de son employeur, France-Télévision, ou qu’un Eric ZEMMOUR, condamné pour provocation à la discrimination raciale soit, au mois de mars dernier, reçu à l’Assemblée Nationale par des parlementaires UMP.
Ces agressions constantes, relayées par des médias complaisants, pour ne pas dire joyeusement complices, sont souvent d’une rare violence : « Pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre… Je ne sais pas si les nègres ont toujours travaillé, mais enfin… », nous avait lancé au visage Jean-Paul GUERLAIN, le 15 octobre 2010, au journal de 13 heures de France 2, sous le rire mièvre d’Elise LUCET, la journaliste qui s’excusera par la suite d’un moment de surdité incontrôlée…
Un Pascal SEVRAN, animateur d’Antenne 2, n’avait pas fait moins bien dans son livre, « Le privilège des jonquilles » : « La bite des noirs est responsable de la famine en Afrique. » Rien de moins ! Le 6 décembre 2006, dans « Var Matin », il nous livrait sa solution finale : « L’Afrique crève de tous les enfants qui naissent […]. Il faudrait stériliser la moitié de la planète ». Ce que le visqueux SEVRAN oubliait, c’est que nos peuples ont connu mieux que la stérilisation : Ils ont survécu à l’extermination coloniale…
Faut-il encore mentionner Georges FRECHE, élu socialiste traitant les harkis de « sous-hommes » et relaxé par la cour de Montpellier le 13 septembre 2007 ? Faut-il évoquer la bave d’un Hortefeux ? Faut-il encore solliciter le témoignage du discours, digne du plus primitif Gobineau, d’un Sarkozy énonçant, à Dakar même, que « l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire » ?
Tout cela fait beaucoup en peu de temps, beaucoup trop en tout cas pour ne constituer que de banales « dérives » ou des « paroles malheureuses ». Cette avalanche d’injures assumées dans la décontraction, ces clichés négrophobes, déversés à flux de médias, expriment un mal plus profond.
UN MAL NORMALISE
La bonne conscience raciste et xénophobe s’épanouit avec la montée bien réelle de l’extrême droite. Davantage peut-être que ses progrès électoraux, la grande victoire de l’extrême droite réside, en effet, dans sa « réussite » idéologique. Cette victoire a consisté à imposer dans le débat politique global et dans les politiques publiques officielles ses thématiques sur l’immigration, l’insécurité des banlieues, le terrorisme, l’islam ou encore l’identité nationale.
La stratégie, perdante à terme, des partis conservateurs, libéraux, voire socio-démocrates, a consisté, pour tenter de contrecarrer la montée de l’extrême droite, à reprendre le discours de cette dernière et à mettre en œuvre des politiques populistes. Le Pen pouvait ainsi se réjouir : « Tout le monde parle comme moi, je me suis donc normalisé ».
On comprend donc mieux les tirades musclées de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, qui prétendait « nettoyer au karcher » les banlieues pour les débarrasser de « la racaille ». La création d’un ministère spécifique de l’immigration, l’institution des tests ADN, le projet de déchéance de la nationalité française, l’expulsion collective des Roms en 2010, le lancement du « débat » sur « l’identité nationale », la loi sur la burka participent de ces politiques publiques régressives.
La reconnaissance de « l’œuvre coloniale » de la France, réponse chimérique à l’obsession du « déclin », dans un monde où l’Europe pèse et pèsera de moins en moins lourd, alimente aussi le discours populiste. La glorification de l’histoire de la France, la quête d’une auto-absolution des crimes coloniaux ont conduit à un négationnisme qui s’est particulièrement manifesté par le vote de la loi du 23 février 2005 dont l’article 4 mettait en relief « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Les protestations en France même et dans certaines ex-colonies françaises, la mobilisation dont nous avions pris l’initiative en Martinique avaient contraint Jacques CHIRAC à abroger l’article incriminé, le 6 janvier 2007.
D’une manière générale, cette orientation a contribué à banaliser le discours de l’extrême droite. Les scores réalisés par ces partis en Europe, notamment aux Pays-Bas et au Danemark, illustrent le danger de la normalisation du discours de l’extrême droite qui influence désormais des pans entiers des sociétés concernées. Dans ces deux pays (comme en Italie d’ailleurs), des alliances ont été conclues entre ces courants néo-facistes et les formations conservatrices. En France, le Front National a obtenu des résultats importants aux dernières cantonales et sa candidate aux prochaines élections présidentielles est considérée comme pouvant figurer au second tour. Il n’y a donc pas de cloisonnement idéologique étanche –voire pas de cloisonnement du tout- entre l’extrême-droite et la droite dite classique. Les deux ont été nourries aux mamelles d’une même histoire et d’une même culture de la peur de l’étranger.
QUI A CRU QUE LA BETE ETAIT MORTE ?
Le racisme ne surgit pas du néant, ce n’est pas un mal né au 21e siècle. Ses racines sont profondes et anciennes. Le génocide des Amérindiens, la déportation de millions d’Africains en terres d’Amérique et des Caraïbes, la colonisation et son entreprise illustrent ce fléau absolu dont le corollaire est la prétention de la suprématie d’une race sur une autre. Le discours sur la supériorité blanche, tentative de justification idéologique de l’exploitation économique des peuples soumis, a alimenté une importante littérature tout au long des derniers siècles. Le comte de Gobineau, avec son « Essai sur l’inégalité des races humaines » (1853-1855) a été un de ceux qui ont cherché à théoriser cette absurdité intellectuelle. Il revint alors aux intellectuels haïtiens, notamment à Anténor FIRMIN, dans « De l’égalité des races humaines » (1885) de combattre ces thèses gluantes. Il convient de signaler aussi la précieuse contribution de Constantin VOLNEY (« Voyage en Syrie et en Egypte » – 1788 et « Les Ruines, ou méditation sur les révolutions et les empires » – 1791) sur la place de l’Egypte antique dans la conquête de la civilisation.
Nourri de l’héritage raciste, un courant d’extrême droite se développe en France à la fin du 19e siècle et au début du siècle dernier, avec des figures comme Paul DEROULEDE, Charles MAURRAS ou encore Maurice BARRES. C’est ce dernier qui écrivait dans « Le journal » du 30 septembre 1899, afin d’établir la distinction entre « Français de souche » et « Français naturalisés » : « Ils n’ont pas comme nous cette communauté de race, de sang et d’histoire et ne sauraient sentir comme nous sentons, et surtout dans les questions nationales ». C’est exactement le discours des Le Pen ou des Finkielkraut, aujourd’hui.
Ce courant, avec ses organisations et ses ligues (L’action française, la Ligue franciste, la Cagoule entre autres) fut extrêmement actif durant la première moitié de 20e siècle, en particulier dans les années 1930. La crise économique de 1929 favorisa en effet l’expansion du fascisme en Europe. Sous l’occupation allemande (1940-1944) le gouvernement de Vichy, dirigé par le maréchal Pétain, fut une émanation d’une extrême droite fasciste, anti-communiste et anti-juive.
La victoire des alliés, en 1944, en Europe, contre le nazisme et le fascisme, les crimes commis au nom de la suprématie raciale, la complicité des extrêmes droites européennes avec le régime nazi disqualifièrent ce courant durant quelques décennies en Europe.
En réalité, la bête n’était pas morte. En Europe, elle se reconstituait. A pas de termites, les croix gammées et les chants hitlériens creusaient les sillons de l’ombre. Mais en Afrique du Sud l’ombre s’exposait au soleil : Dès 1948 les admirateurs d’Hitler instauraient le régime de l’apartheid et de la suprématie blanche, avec le soutien des « démocraties » qui avaient combattu le nazisme. Ce qui n’était pas bon pour les blancs pouvait l’être pour les nègres et les arabes ! La bête avait son passeport. Elle n’a jamais cessé de voyager.
En mai 1945, à peine revenu du cauchemar du nazisme et de l’occupation, l’Etat français, à Sétif, massacrait 80 000 Algériens qui réclamaient la liberté pour leur pays. Deux ans plus tard, à Madagascar, 89 000 personnes étaient exécutées pour les mêmes raisons. Qui a dit que la bête était morte ? En Palestine, en 1948, sur la base d’une politique de purification ethnique, les Palestiniens étaient chassés de leurs terres par un sionisme qui reprenait les discours de mépris de l’homme entendus à Berlin au plus fort du triomphe nazi. A Londres, à Paris, à Washington, on applaudissait alors, comme on applaudit encore aujourd’hui, à peine moins bruyamment, quand on martyrise Gaza. Au total, l’Europe est loin d’avoir tiré toutes les leçons des monstruosités qu’elle a connues sur son propre sol, et qu’elle a commises ailleurs, ni pour elle-même ni pour les autres.
Sans pour autant les caractériser d’organisations fascistes, des groupes comme le GRECE (Groupement de Recherches et d’Etudes pour la Civilisation Européenne), créé en 1969 et, plus tard le Club de l’Horloge (1974) ou encore le « Figaro Magazine » (1978) contribuèrent à la régénérescence et à la diffusion en France d’une idéologie en grande partie héritée des Maurras et des Barrès. La récession économique qui intervint à partir de 1974, après 30 ans d’expansion économique en Europe et dans les pays du nord, créa les conditions de la résurgence politique et du développement de l’extrême droite. Celle-ci a exploité habilement le chômage massif et la question de l’immigration qui se trouva, dès lors, au centre du débat politique français et européen. L’immigré, qui avait participé à la libération et à la reconstruction économique européenne, devint le bouc-émissaire de l’échec d’un système… et de la « décadence » de la France.
L’échec de la mondialisation néo-libérale, la perte d’influence de la France et de l’Europe dans un monde en pleine mutation, l’absence d’une alternative de gauche crédible et à la hauteur des enjeux posés ont achevé de constituer un terrain fertile sur lequel le néofascisme se développe. La haine anti-communiste qui avait constitué un de ses fondements idéologiques a été remplacée par l’islamophobie, un de ses thèmes les plus juteux politiciennement. L’effondrement d’une certaine version du communisme en Europe de l’Est en 1990 et les attentats du 11 septembre 2001 expliquent cette dernière mutation. Rappelons que la publication en 1996 de Samuel HUNTINGTON, « La guerre des civilisations », a contribué à alimenter la théorie fumeuse des guerres à venir entre « civilisations ». En remplacement de l’anti-communisme, l’islamophobie est devenue la grande excitation du début de notre siècle…
En définitive, la méditation racialiste échappée d’un conclave du football français ne fait que refléter la banalisation d’un mal plus profond qui s’inscrit dans une dynamique d’ascension de l’extrême-droite. Ce phénomène, qui n’est pas nouveau dans l’histoire, n’appelle pas seulement à la vigilance. Il commande, dès à présent, une mobilisation à la fois intellectuelle, politique, citoyenne et militante, partout. Certes, l’histoire ne se répète pas mécaniquement, mais, dans un monde parcouru de soubresauts de tous ordres, dans une période de crise globale et d’incertitudes, la lucidité et la détermination à construire un autre futur commun doivent nous tenir lieu de boussole.
« Nous aspirons tous, nous rappelait Cheikh Anta Diop, au triomphe de la notion d’espèce humaine dans les esprits et les consciences, de sorte que l’histoire particulière de telle ou telle race s’efface devant celle de l’homme tout court. On n’aura plus alors qu’à écrire, en termes généraux qui ne tiendront plus compte des singularités accidentelles devenues sans intérêt, les étapes significatives de la conquête de la civilisation par l’homme, par l’espèce humaine tout entière. »(1) Sans nous laisser nous-mêmes empoisonner par la haine, et tout en mettant en œuvre nos propres stratégies d’émancipation, nous devons riposter à toutes les provocations. La lutte que nous menons pour l’émancipation du peuple martiniquais est en elle-même une lutte contre le racisme et pour l’égalité entre tous les peuples.
Francis CAROLE Clément CHARPENTIER-TITY
(1) « Antériorité des civilisations nègres, mythe ou vérité historique ? »